Pêche

Version imprimable

Eugène Thomas : la carrière d’un marin

Un texte d'Yves Gaubert

Eugène Thomas a embarqué pour la première fois à la pêche à 13,5 ans en 1948, comme mousse, sur le Jean-Paul (15,30 mètres), un petit chalutier des Sables d’Olonne, port dont il est originaire (il y est né le 7 décembre 1934, d’une famille venant de Groix). Il passe sur différents bateaux. Sur le Progrès (17,50 mètres), il est novice. Sur le Leclerc de Hautecloque, en janvier 53, il est devenu matelot, car entre temps, il a réussi son certificat d’études. Il navigue ensuite sur le Bonne Espérance et l’Etoile de Mars.

En décembre 1953, il décroche son brevet de patron de pêche qu’il est allé passer à Nantes. En 1955, il part au service militaire dans la Marine : « C’était l’époque de la guerre d’Algérie. Je devais partir 15 mois, j’y suis resté 28 mois. Je suis d’abord allé au centre de formation d’Hourtin dans les Landes puis à l’école des timoniers à Toulon, au cap Brun. J’ai embarqué sur le Bouvet, un escorteur d’escadre, T 47, comme matelot timonier. J’ai participé à bord à l’expédition de Port Saïd en 1956. Nous sommes arrivés à Haïfa au début des hostilités entre Israël et l’Egypte. Puis nous avons débarqué à Port Fouad. Mais nous n’avons participé à aucune action. »

A son retour en France, Eugène Thomas embarque comme matelot sur le Capitaine Quemerais, cette fois-ci à La Rochelle. C’est un chalutier à moteur diesel de 33 mètres, de l’armement Hédant. Il y reste un an jusqu’en mai 1958. Il passe alors sur le Rafale, un J 3 de 35 mètres, de l’armement Robert Sanquer. « A cette époque, on pêchait le merlu et la dorade. Le chalut était ramené sur le côté et on le remontait à la main, bateau stoppé. Comme le merlu arrivait des profondeurs, la décompression gonflait sa vessie natatoire et le chalut flottait. Des hommes montaient sur le boudin pour passer des amarres et faciliter la remontée du chalut. Quand c’était de la dorade, le chalut remontait aussi mais recoulait assez vite. »

Les J 3 ne sont pas équipés d’enrouleurs de chalut et l’obligation de remonter le chalut à la main fait classer les marins comme travailleurs de force. Des tiges métalliques dépassent de la lisse et les marins y accrochent les mailles au fur et à mesure de la remontée du chalut.

Le 19 septembre 1958, le marin embarque sur l’Equipe : « A l’époque, j’habitais encore Les Sables, alors je préférais passer sur les bateaux à salaire minimum où on était payé au mois, avec, en plus, un pourcentage sur la pêche. Une fois le chalutier au port, ce sont des dockers qui déglaçaient et je pouvais rentrer tout de suite chez moi. Sur les bateaux à la part, comme Le Rafale ou le Capitaine Quemerais, il n’y a pas de salaire fixe. Le gain de la marée est partagé selon le nombre de parts dévolues à chacun. Sur ces chalutiers, l’équipage devait faire le déglaçage, ce qui obligeait à rester plus longtemps sur place. La nourriture à bord et la boisson étaient défalquées de notre paie. Mais nous avions la godaille, soit 2 kg de poisson par jour de pêche et par homme d’équipage. Au bout de quinze jours de pêche, cela représentait 30 kg de poisson par tête de pipe. Pour tout l’équipage, c’était 450 kg de merlu triage. La godaille était vendue et son montant était rajouté à la feuille de paie. Car la godaille était un avantage en nature, soumis à l’impôt. On avait aussi une prime de nourriture, la gamelle. S’il y avait du bénéfice, le liquide qui restait était distribué. »

A l’époque, les marins travaillent sans gants et attrapent souvent des panaris qui peuvent dégénérer en phlegmon. Ils se blessent, en particulier, sur les « gendarmes », ces fils d’acier qui se détachent des câbles. Quand des gants de caoutchouc de meilleure qualité et moins épais sont arrivés, les marins ont commencé à en mettre, mais avec une certaine réticence pour ne pas passer pour des mauviettes. «Dès que le chalut était remonté d’un côté, on mettait à l’eau le chalut de l’autre bord. Et on commençait à trier le poisson. Le merlu et le merluchon étaient mis dans des paniers, la chaudrée (raies, lottes, roussettes, etc.) dans le parc. Souvent, dès la fin du tri, il fallait se mettre à la réparation du filet et déjà le chalut de l’autre bord était viré. »

Les bateaux partent pour des marées de quinze jours. A la mi-marée, l’armateur est appelé pour le tenir au courant des captures puis avant de rentrer, la pêche est annoncée. « Le bateau connaissait son tour de vente avant d’arriver. On travaillait dans le golfe de Gascogne, sur la côte espagnole, au large du Portugal mais aussi au Nord, la grande sole (nom d’une zone de pêche), le Sud Irlande. La dorade qu’on débarquait alors, on l’appelait la dorade rochelaise. On ne la voit plus. »

Sur les chalutiers industriels sur lesquels embarque Eugène Thomas, l’équipage est de quinze hommes : quatre mécaniciens, dont un OM3 (officier mécanicien de troisième classe) et deux graisseurs, un cuistot, un bosco second de pont ou maître d’équipage, un TSF, le patron plus les matelots, novices et mousses.

« Quand on pêchait près des côtes d’Espagne, il nous arrivait de prendre à bord des pêcheurs espagnols qui récupéraient le chinchard dont nous ne voulions pas. Ce qui fait, que ses pêcheurs artisans qui naviguaient sur des petits bateaux débarquaient plus de chinchards que les gros bateaux de pêche espagnols ! »

En avril 1960, Eugène Thomas prend son premier commandement comme patron sur l’Equipe. Il n’y reste pas longtemps puisqu’il fait ensuite deux marées comme patron sur le Maria Christina, 36 mètres, de l’armement Frédéric. En septembre, il passe sur Les Baleines, un 42 mètres Corporation de l’armement Dahl. C’est un bateau construit en dommage de guerre qui navigue à Boulogne et qu’Eugène Thomas ramène à Boulogne en avril 1961.

A cette époque, les marins passent facilement d’un armement à l’autre. Eugène Thomas navigue sur le Saint Patrick, autre 42 mètres Corporation, d’avril 61 à mars 62, puis il fait une marée comme second sur l’Hourtin II de l’armement Dahl. Il passe ensuite sur le Varne (26 mètres), un J 3 de l’armement Auger, de mai à septembre 62.

D’octobre 62 à février 63, il fait un embarquement au commerce sur le Rollon, un Empire, équivalent britannique des Liberty Ships, équipé d’une machine de 2 500 chevaux. Il effectue le rapatriement de matériel militaire français d’Algérie. Il revient à l’Equipe en 1963, est sur le Pavois en 1964, retour ensuite à l’Equipe. En 1966, il est sur le Côte d’Azur, rebaptisé ensuite le Côte d’Ivoire.

Fin 66, il part en Mauritanie sur le Tiris Zemmour, un pêche arrière, pour des armements de La Rochelle qui tentent de relancer la pêche. Ces entreprises ont créé la société Sopesud avec l’idée de pêcher sur les côtes de Mauritanie, de confier la pêche à un cargo qui vient la débarquer à La Rochelle pour la vendre en criée. « L’armateur Guelfi conseillait cette entreprise pour la constitution d’une société mauritanienne de pêche (Somap). Mais le caboteur affrété pour ramener la pêche est arrivé à La Rochelle avec du poisson en mauvais état, mal conservé. Son installation frigorifique fonctionnait mal. L’essai a été loupé. On a recommencé l’opération avec le Tiris Zemmour et l’Adrien Pla, cette fois dans de bonnes conditions. On l’a fait pendant plusieurs mois, mais la société s’est cassé la figure fin 68. » Le patron passe alors sur le Groupe Lorraine, un 18 mètres en bois construit chez Bénéteau, pour la pêche à la crevette au large de Dakar. Le bateau est géré par l’armement Horassius et appartient à M. Robin qui a été aviateur dans le groupe Lorraine avec le fameux Clostermann.

Eugène Thomas navigue ensuite sur La Joconde pendant un an. C’est un 25 mètres en bois construit aux Sables qui appartient à l’armement Robic et Corlay. Il est ensuite vendu à l’armement José Celton et Herriot, des Sables. Il pêche dans le Sud Irlande et débarque dans le port vendéen. Eugène Thomas passe sur différents chalutiers, le Roussillon pour une marée, le Sinbad (sardinier de 38 mètres) au Maroc, le Touraine, l’Oriane, le Chipeau, le Tourmalet, le Térékie, trois marées sur l’Angoumois comme second, pour des remplacements.

En 72, il passe son brevet de capitaine de pêche. Et curieusement, en octobre de cette année-là, il part au commerce sur le Carolia, un charbonnier de l’Union navale, armement créé par les importateurs de charbon. Il bourlingue pour cette compagnie en Pologne, URSS, USA, Lituanie…

En 1973, le CNRS cherche un capitaine de pêche pour naviguer sur la Catherine Laurence, un vieux chalutier, en Méditerranée. Eugène Thomas embarque comme lieutenant puis comme capitaine jusqu’en avril 74. En 76, il passe son brevet de chef de quart et navigue désormais en 13ème catégorie. Il continue à naviguer au commerce et fait des remplacements à la pêche pour des patrons qui vont passer leur diplôme.

Il retrouve le CNRS de janvier 79 à octobre 80 à bord du Gwalarn à Brest puis sur le Côte d’Aquitaine sur lequel il reste jusqu’à sa retraite à 53 ans, le 31 décembre 1987.

Eugène Thomas prend alors une année sabbatique avant d’être repris par le démon de la navigation. Pour le compte d’Yves Thomas, courtier maritime à La Rochelle, il effectue de nombreux convoyages de bateaux de pêche entre la France et l’Afrique. Il est réinscrit à la marine de 1992 à 1998, année où il arrête définitivement de naviguer.

Son dernier embarquement s’effectue sur l’Etel, un chalutier de 34 mètres à relevage arrière, désarmé et saisi à Abidjan. Le bateau est pillé. Il sort discrètement du port le premier de l’an 1995, pour aller faire du fuel au large auprès d’un tanker. Une fois hors de vue des côtes, l’équipage s’apprête à manger des huîtres amenées de France pour fêter la nouvelle année quand il s’aperçoit que le cuisinier africain a commencé à les faire cuire. Le chalutier fait une escale à Dakar pour embarquer le matériel qui lui manque et le convoyage se termine sans encombre. Une vie de marin bien remplie.

 

Yves Gaubert

Version imprimable

La pêche à la langoustine dans le nord

J’ai quitté le Pampero parce que j’avais des copains qui naviguaient sur L’Oeuvre, un petit bateau commandé par Henri Dubourg. Ils avaient commencé à faire la pêche à la langoustine dans le nord. C’était une pêche qui rapportait. Donc, un peu par l’appât du gain, et, entraîné par les copains qui insistaient pour que j’embarque avec eux, je suis parti naviguer sur L’Oeuvre. L’Oeuvre, faisait partie de cette catégorie de bateaux qui faisaient de la pêche côtière comme le Manuel-Joël, le Baraka, le Brin de Muguet etc. C’étaient des bateaux sans confort. A bord de L‘Œuvre, il n’y’avait pas de toilette, il y avait une petite cuisine de rien du tout, une petite passerelle… Le bateau était très, très vieux… C’était un ancien thonier qui avait été transformé. J’ai fait ma première campagne à bord comme matelot. Nous sommes allés pêcher sur les côtes de l’Angleterre, de l’est-Irlande jusqu’aux Iles d’Aran. C’était une nouvelle expérience parce que, sur ce bateau, nous n’étions que six à bord : un patron, un mécanicien et quatre matelots. On n’avait pas de radar et même pas de canot de sauvetage, juste un canot en bois au cas ou ! On partait donc de La Rochelle pour aller jusqu’en Angleterre. On était les trois quart du temps tout seul à la barre et, quand il y avait de la brume, il fallait bien ouvrir les yeux parce qu’à l’époque, on n’avait pas de radar et il n’y avait pas de rails de circulation comme maintenant … Alors, avec tous les paquebots, les cargos, les bateaux de pêche, les bateau de commerce qui se croisaient, c’était une grosse responsabilité pour l’homme à la barre parce que le patron ne pouvait pas être toujours là en train de surveiller. On commençait par les zones de pêches dans l’ouest de l’Angleterre : Labadie Bank, Jones Bank et Small Bank. Si on n’avait pas assez pêché, on remontait ensuite le Canal Saint-Georges jusqu’à la Baie de Liverpool. En fin de saison, vers la fin août jusqu’en septembre, on allait à l’ouest de l’Irlande où l’on pouvait ramener de la très grosse langoustine. On passait le Fastnet, le phare de Blasket pour pêcher à hauteur de Galway et des Iles d’Aran. On pêchait très près des côtes, à 6 miles. On jouait au chat et à la souris avec le mauvais temps : on allait se réfugier dans la baie de Galway. Les marées duraient 12 jours, 15 jours quand nous passions sur la côte ouest de l’Irlande.

Version imprimable

De mousse à patron de pêche

Dans les années 1900/1920, les enfants naviguaient dès l’âge de neuf ans. Dans les années 1930/1940, civilisation aidant, les jeunes débuteront entre douze et quatorze ans. A douze ans pour un soutien de famille, une dérogation lui sera accordée.

Les Ecoles d'Apprentissage Maritime

Sous la poussée d’une délégation JMC (Jeunesse Maritime Chrétienne) les écoles d’apprentissage maritime furent fondées et déclarées au Journal Officiel du 28 Juillet 1941. Pendant cette guerre, le stage à l’école s’effectuait entre deux roulements d’embarquement sur les chalutiers qui étaient de deux à trois marées. Le mousse fréquentait l’école où lui étaient prodigués des cours de ramendage, de canotage voiles et avirons (sortie autorisée jusqu’à hauteur de la Tour de Richelieu), de mécanique, bois, législation maritime et tout ce qui devait parfaire la connaissance.  Cette école était gratuite et l’élève n’y était point rétribué. Le directeur en était un capitaine au long cours. Celui-ci était rétribué et sa navigation courait (car embarqué sur le canot) en vue de l’obtention de sa retraite.

L’école était un moyen de résorber le chômage et de maintenir une pépinière de marins pour de futurs beaux jours. Le jeune élève se voyait attribuer un écusson sur lequel figuraient deux hallebardes ainsi qu’un signe E.A.M. (Ecole d’Apprentissage Maritime). Cet écusson était cousu sur la vareuse de travail. Etre mousse sera la première fonction du débutant, fonction contraignante, voir ingrate, suivant le genre de navigation pratiquée, petit ou grand métier, famille, amis à bord ou pas. La coutume veut que le mousse soit appelé « Castor » mais n’en donne pas le sens.

 

Le métier de mousse

Le petit métier ainsi qualifié comprend les sorties d’une à cinq journées de mer. Au dessus, c’est le grand métier, appellations pratiquées à La Rochelle dans les conversations. Un mousse embarqué sur un coureauleur sera privilégié car, rentrant tous les soirs, il pourra décompresser à la chaleur du foyer. Quant au grand métier, si le mousse n’a à bord ni famille, ni amis, il lui faudra une grande force de caractère, car il subira plus facilement quolibets et gestes vexatoires de la part de certains individus.  Le patron qui pourrait y remédier hésite parfois à s’y intéresser.

Les départs sont souvent animés et il faut avoir l’estomac solide pour ne pas céder au mal de mer, car il faut descendre dans le poste d’équipage qui sert de réfectoire, de cambuse, de salle de douche, de dortoir, mais aussi de magasin servant au matériel, comportant diverses compositions dont suif, peinture, pièces à chalut, peau de vache (cuir à chalut) tout ceci dégageant une forte odeur. Le mousse se doit d’être courageux et respectueux, ce qui lui facilitera la vie. Il doit, à l’époque, assurer sur la plupart des chalutiers les repas pour l’équipage, ce qui n’est pas toujours évident quand les éléments s’en mêlent. La propreté du poste d’équipage sera de son domaine : une grande table de bois blanc, destinée aux repas trône à l’intérieur de ce poste. Cette table sera toujours bien entretenue. Elle sera briquée avec une roussette (poisson) prise à rebours et qui vaut tous les détergents réunis. L’eau potable est réglementée pour cause de rareté, le carburant primant sur celle-ci. L’eau de mer sera employée pour la vaisselle, la cuisson de certains aliments (langoustines, crustacés) et la propreté du poste, table comprise.

A bord des chalutiers vapeur, le mousse cuisine dans le poste avant pour une dizaine d’hommes (matelots et chauffeurs) logés dans ce même poste. A l’arrière du navire trouvent place les « bœufs », ainsi nommés parce que représentant l’état major du navire. Ceux-ci disposent d’un cuisinier. Cette situation perdurera jusque dans les années 1950.

Le mousse doit être présent sur le pont à chaque fois que le train de pêche est viré, sauf la nuit où, en principe, il a droit au repos (ce qui n’est pas toujours respecté). Il sera à la disposition de l’équipage pour servir l’apéro, le café ou chercher des cigarettes. Avant la remontée du train de pêche, les aiguilles servant à la réparation du chalut seront pleines, et il faudra s’activer pour les fournir car le temps est compté. Si le chalut est déchiré, celui-ci est étalé au mieux sur le pont. Si les avaries sont trop importantes, il faut sortir l’autre train de pêche. Pour la réparation du chalut, le mousse installera sa caisse à aiguilles vers le centre du travail pour effectuer sa prestation le plus rapidement possible.

Le mousse descendra dans la cale pour piquer la glace qui sert à la conservation du poisson ; pour ce faire, il dispose d’un outil muni de trois pattes en acier au bout d’un manche : cet outil est le pic à glace. Cette glace parfois inemployée devient très dure et provoque, par ses éclats, des entailles sur le dessus des mains et parfois sur le visage, et pour ne pas passer pour une « gonzesse » la protection n’est pas de mise. Parfois, par pitié, le matelot de cale prend le relais pour en assurer une distribution plus rapide.

La toilette de l’équipage aura lieu sur le chemin du retour de mer. L’eau douce sera répartie dans un seau et le poste d’équipage servira de cabine de douche avec spectateurs obligés. Cette scène tient de l’équilibrisme et du comique par gros temps.

A l’arrivée, le mousse doit être le dernier à quitter le bord après avoir vérifié que rien n’est à la traîne (seaux, bottes, cirés, brosses ou paniers), le bateau devant être impeccable comme pour une inspection.

Faire ses preuves pour devenir novice

Le mousse obtiendra pour sa paie une demi- part sur la part équipage. S'il réunit beaucoup de qualités, le bosco le fera savoir auprès du patron qui lui octroiera un quart de part supplémentaire et la fonction de novice sur le rôle équipage. On peut être novice entre quinze et dix huit ans. La place de cuisinier est souvent proposée à cet âge là. Le gain est égal à celui de matelot, c’est-à-dire une part d’équipage. Mais il doit en plus faire le boulot de mousse et assurer le quart de nuit en route.

Le choix de ce métier est souvent lié à la naissance puis au vécu dans ce milieu maritime. A l’âge d’embarquer, le mousse passe une visite médicale complète auprès du médecin de la marine ; cette visite, après intégration, sera annuelle. S'il a l'aptitude, l’inscription maritime délivrera un fascicule qui servira à la fois de pièce d’identité et d’embarquement. Le marin sera inscrit dans les registres sur un numéro d’inscription provisoire. Ce numéro provisoire deviendra définitif après dix-huit mois de navigation et de réflexion.

Promotion de matelot ou cuisinier : une reconnaissance

Suivant les capacités de l’individu et la décision du patron, le novice ou mousse peut dès l’âge de dix-sept ans se voir proposer la fonction de matelot ou cuisinier. C’est une promotion acceptée avec fierté malgré le surcroît de travail imposé et cette promotion est ressentie comme un passage à la vie adulte car elle vous apporte une égalité de droit avec l’équipage. La rumeur du quai est plus importante qu’un certificat de travail pour connaître qualités et défauts du marin et c’est cette rumeur qui définira le choix de toutes fonctions confondues. Ce métier impose des conditions de vie pénibles particulièrement l’hiver. Il faut conserver son équilibre sur le pont, être disponible à tout instant, savoir laisser une assiette à peine entamée, sortir de sa couchette rapidement, enfiler bottes et cirés, écourter un besoin naturel, rester de longues heures debout sous les intempéries…

Le travail peut être réglementé au cours d’une route libre de plusieurs heures, des bordées de quart étant établies, ou d’une maintenance de longue durée à la cape, ou bien au cours d’une nuit sans drague sous condition de ne pas passer trop de temps aux réparations du matériel de pêche.

Dans les années 1950 on s’inquiétait déjà de la ressource, des contrôles étaient assurés alors par l’office des pêches. Certains navires vétustes (premières armes du débutant) de mauvaise tenue à la mer étaient désignés par les marins sous le vocable de « chiottes ». Ces bateaux offraient la possibilité de relâche dans le port le plus proche au cours d’un fort coup de vent, des pannes de moteur ou autres inconvénients qui rompaient un peu la monotonie du métier mais le salaire s’en trouvait d’autant plus démuni. Tout ceci s’estompera par la venue d’unités neuves et plus puissantes, d’où programmation de marées continues. Le temps sera forcé à l’extrême. Le poisson se raréfiant, il faudra explorer de nouveaux fonds générateurs de difficultés supplémentaires qui durciront le métier. Vingt ans ! … La « Royale » présente ses obligations et s’il n’y a pas d’échappatoire, impose une tranche de vie de durée incertaine compte tenu des péripéties politiques du moment. Les obligations sont généralement bien acceptées, peut-être par le port d’un uniforme de prestige ou l’espérance de beaux voyages ou encore de quelques nouvelles découvertes qui modifieront la vie après le service militaire.

Force physique et morale pour devenir Bosco

Un matelot pêcheur expérimenté peut prétendre avec l’aval du patron à une place de bosco. Il lui est demandé d’avoir le sens de l’organisation du travail sur le pont. Il a la responsabilité de la qualité et de la conservation du poisson, celle du treuil qui doit être manœuvré avec prudence –celui-ci pouvant être à l’origine d’accidents mortels. Il devra souvent écourter son repos pour que le matériel soit prêt. Certains patrons passeront par cette formation. La fonction de bosco (mal rétribuée) révèle de grandes qualités physiques et morales chez un homme qui résiste à ce poste de longues années. Certains patrons intervenant auprès de l’armement pourront leur obtenir un supplément de paie.

De lourdes responsabilités pour le Patron, dit "le singe"

Le patron est appelé familièrement « le singe » par l’équipage. Pour accéder à ce poste, il faut être muni d’un brevet de la marine marchande qui sera délivré après l’obtention d’un examen. Ce dernier se prépare pendant six à neuf mois ou plus . En cas d’insuccès dans une école de navigation et la reprise du chemin de l’école n’est pas chose facile après une longue interruption. Il faut se constituer un pécule, parfois s’endetter car aucune faveur de traitement ou autre avantage n’est à espérer. Il y a bien quelques armements qui proposent des arrangements mais non sans arrière pensée, aussi faut-il savoir refuser pour conserver son indépendance. Les courtisans seront nombreux au seuil de la réussite permettant parfois au patron de négocier son salaire. L’âge requis pour le commandement à la pêche et ses lourdes responsabilités est de 24 ans, une dérogation pouvant être accordée à 23 ans suivant l’importance du bateau. Le nombre de marins formant l’équipage est compris entre 9 et 18 hommes. Sans expérience, un surcroît de travail est prévisible d’où quelques difficultés à rassembler un équipage de bonne qualité.

On peut aussi exercer avec un équipage expérimenté en remplaçant au pied levé un patron dans l’obligation deYves Joncour débarquer, avec peut-être des hommes proches de la retraite qui auront pu être, en leur temps, vos éducateurs, ce qui peut provoquer des situations délicates à gérer. Les débuts sont d’une forte tension, certains patrons parviennent à se maîtriser, d’autres moins calmes, expriment leur nervosité par des « coups de gueule ». Le facteur chance sera le bienvenu. Rares sont les patrons élus pour trente ans. La réussite n’étant pas éternelle, des armements dont la sensibilité n’est pas la vertu première se séparent d’un patron même après de longues années à leur service, le plongeant dans une certaine dépression. Le reclassement n’est vraiment pas évident. Aux ponts et chaussées et dans la vie portuaire, les places ne sont pas légion. On peut également continuer la pêche comme matelot ou bosco pour pouvoir rester sur place ou se diriger vers la marine de commerce ou l’exil en Afrique où sont encore sollicités les patrons de pêche français.

 

     Trois corps de métier composent cette industrie de la pêche : armateurs, mareyeurs et marins. Les principaux acteurs sont bien sûr les marins pêcheurs sans lesquels rien ne serait possible mais faute d’avoir su s’unir, ils ne sauront s’imposer. Cette profession aura du retard sur l’avancement des progrès sociaux de deux à trois décennies – si les gens de mer avaient été payés à leur juste valeur, ils seraient sans doute des retraités comblés.  A la fin de ce siècle le marin pêcheur français devient un personnage rare. A qui la faute ? On parle de plus en plus de la disparition de la ressource mais n’est-elle pas le fait de la course au rendement exercée dans tous les ports industriels de la Manche à l’Atlantique ?

 

Texte d’Yves Joncour

Version imprimable

A bord du Marie-Anne , un récit de Lucien Joubert

Du 18 septembre 1951 au 24 mars 1952

 Après un embarquement sur le Marie-Yette, l’armement nous confie un autre bateau du même type mais plus récent : le Marie-Anne. Le moteur était de même puissance mais neuf, le confort était meilleur. Une chose n’avait pas changée : la quantité d’eau douce embarquée. Nous avions 1200 litres, pour douze hommes pour quinze jours, c’était peu ! Le cuisinier faisait la vaisselle et cuisait les pommes de terre et le poisson avec l’eau de mer. Nous n’avions pas le droit de nous laver pendant la marée à part un simple rasage en milieu de marée et un coup de gant de toilette sur le visage…Quand nous avions passé de longues heures sur le pont par mauvais temps, le visage des matelots étaient d’un blanc brillant, leur figure était brûlée par le sel. Il nous arrivait d’embarquer de l’eau minérale pour pouvoir mouiller le gant de toilette pour nous le passer sur la figure. La vie était rude et dure, les heures ne se comptaient pas. Le marin savait quand il se levait mais jamais quand il allait se coucher. J’ai vu faire plus de soixante douze heures d’affilées ! Mis à part la radiogoniométrie, la radionavigation n’existait pas ou très peu. Il fallait pour cela une grande habitude et la précision n’était pas au rendez-vous. Comme le poisson était toujours près des roches, on cassait beaucoup de matériel qu’il fallait réparer très vite entre deux coups de chalut. Rarement les mécaniciens venaient aider sur le pont. C’étaient des seigneurs, pourtant, ils étaient payés à la part comme nous.  Leur intérêt était le même. Mais, les patrons, exigeaient rarement leur aide, ne serait-ce que pour le nettoyage du poisson. En plus, ils étaient souvent très exigeants. Le cuisinier aidait beaucoup sur le pont, mais il lui fallait à 11h servir le troisième mécanicien qui prenait son service à midi pour remplacer le chef. Il ne se serait pas servi lui-même même si son repas était prêt ! Pour le chef mécanicien, c’était la même chose, il fallait qu’il soit servi chaud, à table, au détriment du travail sur le pont. Par contre, c’étaient de grands fidèles lecteurs de la collection fleuve noir, des livres d’espionnage, de policiers, de bandes dessinées, sans compter les journaux « people » dans lesquels stars et politiques font parler d’eux. Il faut dire que les distractions à bord étaient rares ! A part les cartes et la lecture, il n’y avait pas grand-chose à faire ! En ce qui me concerne, à chaque marée, je m’achetais un livre des Presses de la Cité, deux revues d’histoires auxquelles j’étais abonné et Paris Match.

Ceux qui n’arrivaient pas à tenir leur place à la réparation des chaluts étaient très mal vus. Pour ma part, J’aimais ce travail! Il fallait parfois beaucoup d’imagination pour diriger les hommes sur des filets déchiquetés… Je m’en tirais vite et bien ! Pourtant notre second était parcimonieux sur les pièces de filets, il faisait des économies de bouts de chandelles qui nous faisaient perdre beaucoup de temps.

Une marée d’hiver, sur douze jours de mer, nous avons dû nous mettre à la cape onze jours. Se mettre à la cape, c’est une manière de positionner le bateau par mauvais temps, en travers. La barre bloquée au vent, on laisse dériver le navire. Si la tempête n’est pas trop forte, nous appelons cela mettre à la chaule. En cas de grosse tempête, un bon patron met son navire debout à la vague et fait face au plus complet ralenti aux rouleaux qui déferlent. Ces rouleaux se brisent sur l’étrave, et s’ils sont trop forts, au moment de l’impact, on coupe les gaz, et on remet en route dès que la mer brise. Cette manœuvre demande beaucoup d’attention et de réflexe, le matelot de service doit impérativement veiller à ce que le bateau n’abatte pas, sinon ça peu être la catastrophe. J’aimais ces moments là, c’est une lutte constante, qui épuise vite, mais qu’est-ce que c’est beau ! Souvent pour le plaisir, je faisais du rabiot de quart, les copains ne comprenaient pas. Ce jour là, le bateau était à la dérive avec une tempête énorme, rien n’était amarré ou saisi sur le pont. Au commencement de la nuit, le patron nous donne comme consigne « si ça ne mollit pas, appelez moi à la fin de votre quart, nous ferons route La Rochelle, pour vendre le peu que nous avons et nous repartirons. »  A la fin de notre quart, la mer était terriblement démontée, le patron était debout à mes côtés et regardait la mer. Soudain, un mur d’eau se lève au-dessus de nous et s’écrase sur le bateau, le couchant complètement à l’horizontale. Dans des moments semblables, la seule manœuvre possible consiste à mettre en avant toute. La barre bloquée au vent oblige le bateau à se redresser. Mais, pour une manœuvre semblable, tout doit être solidement saisi, les sabords bloqués ouverts, les panneaux de cale condamnés, en un mot tout le bateau doit être sécurisé, ce qui n’était pas le cas à bord. Impossible de manœuvrer sans risquer de mettre un chalut dans l’hélice ce qui aurait condamné le bateau et son équipage… Le bon dieu devait être avec nous, le bateau s’est relevé doucement, mais comme les sabords étaient fermés, les coursives restaient pleines d’eau, faisant rouler le bateau d’un bord sur l’autre. Les matelots étaient ballottés, dans l’eau jusqu’à la ceinture, tout était arraché par ces flots fous qui cassaient les planches des parcs, au risque de blesser les matelots. Dans ma colère, avec un jeune matelot, nommé Jacky Le Bloch, nous avons jeté par-dessus bord tout ce qui représentait un danger : fûts d’huile, fûts de foies de poissons… Je crois que la crainte d’y laisser sa peau donne des forces ! Ces fûts de deux cent litres pleins furent jetés à la mer comme de rien… Les planches cassées, tout ce qui était en liberté ou désarrimé sur le pont disparut et d’un bond, dans le magasin, malgré les protestations du second, je montais une glène de deux cent mètres de filin neuf. Nous avons saisi tout le matériel, aidés par les autres matelots qui avaient fini de ramasser les chaluts. Tout fut saisi, arrimé, bloqué, les sabords amarrés ouverts, et, en très peu de temps, le bateau fut sécurisé. Si un autre paquet de mer s’était produit pendant ce temps, le bateau et son équipage aurait disparu. Nous n’aurions pas pu nous en tirer. Je peux dire que, dans toute ma carrière, j’ai vu des tempêtes, mais, jamais pareille aventure ne m’est arrivée ! Après cela, à chaque fois que nous mettions en cape, que je soit second ou patron, je vérifiais moi-même la saisie du matériel que l’équipage venait de sécuriser. Certains se vexaient, considérant que c’était un manque de confiance, pour moi c’était un contrôle relevant de ma responsabilité.

 Le dix neuf mars 1952 le patron reçoit un message par radio « pour Lucien Joubert : fille au plus mal, rentrez de suite», signé : hôpital de la Rochelle. Les liaisons radios étaient précaires, les chalutiers rochelais communiquaient avec leur armement par l’intermédiaire d’une station radio TKU, lettre d’identification en radio télégraphique, cette station appartenait au syndicat des armateurs. Le radio que l’on a toujours appelé du nom de l’identité de sa station était un homme dévoué. Les communications  se faisaient « en graphique », c'est-à-dire en morse, d’où l’utilité d’un radio à bord. les familles n’avaient pas accès à ces liaisons. S’il y avait un message urgent, il fallait passer par l’armement qui transmettait selon l’urgence.

 J’ai pu embarquer à bord d’un chalutier, le Grand chelem qui rentrait à la vente pour le lendemain soir à La Rochelle. Hélas, le lendemain au matin, un nouveau message m’annonce «fille décédée»…. A mon départ, rien ne laissait prévoir une chose semblable, la petite était en parfaite santé, heureuse de vivre. Jeannette était venue m’accompagner avec elle  à la gare de Châtelaillon. De la fenêtre du wagon, je pouvais lui parler en attendant le départ, elle commençait à essayer ses premiers pas et dansait sur ses petite jambes en riant …j’aurais toujours cette image d’elle, riant et dansant sur ce quai en gazouillant.

 

MOTS-CLEFS : HYGIENE, EAU, LOISIRS, RIVALITES MECANICIENS/MATELOTS, TEMPETE, CUISINE, EVENEMENT FAMILIAL/TRANSMISSION RADIO, CONDITIONS DE TRAVAIL

 

 

Version imprimable

Conditions de travail dans Le froid

Il y une année où il a fait  moins 16, quelque chose comme ça, une année où les femmes tombaient comme des mouches. Parfois quand mon mari débauchait il fallait qu’il revienne à l’Encan pour sortir les colis. Et comme mon mari ne conduit pas - il est en mobylette-  le soir  je le ramenais en voiture.  Ce soir-là, il fallait qu’il sorte les colis. L’eau et le jus de poisson gelaient dans le magasin, les tripes de poisson gelaient. Ils n’avaient plus l’eau douce pour se laver les mains,  tous les robinets étaient gelés.  C’était tout gelé. En poussant les charriots, il s’est  cassé la figure, il avait glissé.

Qu’est-ce qu’on avait froid !  Je me souviens, on avait les doigts…  On allait derrière, on ouvrait  les robinets à fond et on mettait nos pieds dessous.  Tu verrais, moi j’ai des phalanges qui sont comme çà, là, énormes, qui sont transformées par la glace, par le froid. Parce que les hommes  ne venaient pas  toujours chercher la glace comme il fallait, ce qui fait que parfois on se retrouvait avec la glace jusqu’ aux  genoux, pas loin du genou.  On a jamais eu, ma belle-sœur et moi des  vêtements chauds comme des doudounes alors que là-bas il faisait moins 7.

Il y avait aussi les coupures, parce que avec leurs couteaux, fallait voir l’état de leur mains. Ils n’avaient pas des gants à ce moment-là.

Version imprimable

Emile Vinet, ingénieur d’armement chez Oscar Dahl (Rédigé par Emile Vinet, à partir d'un texte d'Yves Gaubert)

Une jeunesse parisienne

De père vendéen et de mère originaire du Berry, Emile Vinet est né en 1916 à Puy de Serre en Vendée, pays de mines de charbon. Son père travaille à Paris dans les chemins de fer et initie son fils à la culture, à la musique, au théâtre. Avec ce père, d'une insatiable curiosité, la vie parisienne était un véritable feu d'artifice. Emile suit les cours des Arts et Métiers et devient ingénieur. Il commence sa carrière à l’Observatoire du pic du Midi et côtoie des scientifiques comme Bernard Lyot, inventeur du coronographe, Leprince-Ringuet et Alfred Kastler. En 1937, à 21 ans, il fait son service militaire pour deux ans. « J’ai été incorporé au moment de la déclaration de guerre en 39, j’ai participé à la campagne de France et j’ai été fait prisonnier à Lille par les troupes de Rommel. C’était une débandade effroyable. Je suis resté prisonnier jusqu’à la fin de la guerre. La captivité a été très difficile au début. A l’été 40, j’étais dans les commandos de travail pour l’agriculture. L’hiver 40-41 a été très dur avec des températures de – 25 à – 30° dans les grands camps centralisés nommés "Stalag" : poux, puces, punaises, faim épouvantable. Mais au printemps 41, ma situation a changé. J’ai été repéré comme ingénieur et je me suis retrouvé employé au bureau de dessin de Mercedes-Benz dans la banlieue de Berlin. Je suis resté 4 ans dans ce bureau d’études, ce qui m’a permis d’apprendre l’allemand et de vivre dans de meilleures conditions. Tout le monde, dans une "firme modèle national socialiste", y était ouvertement anti-nazi et s'y saluait par un presque provocateur "guten Tag", au lieu de l'officiel "Heil Hitler".»

Les Pêcheries de l'Atlantique : l'armement Dahl

Emile Vinet libéré par les Russes ne rentre en France qu’en juin 1945. A, sa retraite, son père s’est installé à Fontenay-le-Comte. Sa passion pour la montagne l'aurait incité à chercher du travail chez Turboméca qui  fabrique des turbines d'hélicoptères à Bordes, dans les Pyrénées-Atlantiques. Il en fut autrement. « J’avais un cousin à La Rochelle, Me Lavergne, avocat d’affaires, qui était en relation avec Oscar Dahl. Dans le contexte d’après-guerre, l’entreprise tournait au ralenti. L’ingénieur d’armement, avant la guerre, était un Anglais, William Black. Au déclenchement des hostilités, il était rentré en Angleterre où il est mort. Il avait été remplacé par Alexandre Cousin, un ancien ingénieur de la Royale qui avait travaillé dans des ateliers d’armement de pêche à Boulogne, notamment la SICER (Société industrielle de constructions et réparation). C’était l’homme de la situation, très humaniste et proche du personnel. Mais le travail à effectuer était considérable pour remettre en état des bateaux de pêche qui avaient été transformés en patrouilleurs ou dragueurs de mines, Et il fallait lancer la construction de nouveaux bateaux. Alexandre Cousin avait 69 ans et avait besoin d’un adjoint. Je ne connaissais rien à la marine, mais il y avait l'attrait de La Rochelle. L’armement était en pleine effervescence pour la relance de sa flotte, un travail passionnant. Je me suis décidé. Dès mon entrée en fonction, Alexandre Cousin embauchait Monsieur Lebailly, avec la fonction d'ingénieur adjoint.»

Le jeune ingénieur entre donc dans l’armement Dahl et rejoint les ateliers du Gabut qui lui paraissent bien désuets à côté des installations modernes de Mercedes Benz.

Oscar Dahl, un personnage hors du commun

« En 1945, à 75 ans, Oscar Dahl était encore un homme d’apparence jeune, d’une stature imposante, portant avec la même aisance le costume de ville et, avec un naturel de grand seigneur, la tenue de cérémonie… avec l’indispensable haut-de-forme. Il s’exprimait longuement sans lasser son auditoire dans le français le plus riche et le plus rigoureux, d’une voix grave et avec un infime accent…bourguignon. »

La maison Dahl était installée dans une grande maison, dans de très beaux bureaux, 29 quai Valin, à côté du phare. Il y avait un grand escalier d’honneur, des tapis, des tentures, des tableaux de maître. « On l’appelait le grand bureau. » L’emblème de l’armement était le trèfle à 4 feuilles rouges, peint sur les cheminés des bateaux, en souvenir du trèfle irlandais, et de l'origine de la construction de la plupart des bateaux.

Oscar Dahl était un homme respecté par son personnel et très conscient de son rôle et de ses devoirs de patron. « Chez Dahl, les salaires étaient généralement modestes, mais complétés par de multiples avantages indirects… Pendant les années de disette qui suivirent la guerre, la pléthore du poisson débarqué permettait d’importantes et régulières distributions gratuites au personnel des ateliers. Le dimanche, regroupé dans l’amicale « L’Atlantique », le personnel pouvait partir en balade dans les camions de l’entreprise ou embarquer pour un tour en mer sur l’Eole, le voilier à moteur auxiliaire qui avait servi aux essais du chalut Vigneron-Dahl. » Pionnier, Oscar Dahl avait installé des émetteurs radio sur ses chalutiers dès 1920, essayé la congélation à bord en 1928 et mis au point le chalut à panneaux, dit chalut Vigneron-Dahl en 1922 avec l’ingénieur Jean-Baptiste Vigneron (William Black avait participé à cette aventure).

Le fils d’Oscar Dahl était un puits de science mais ne s’intéressait guère à l’armement. Son père arrivé à 25 ans et sans le sou à La Rochelle avait épousé Marguerite Billotte, la petite fille d’Eugène Fromentin et fille du secrétaire général de la Banque de France, en 1897. En 1895, lui et son frère Harald avaient quitté la Norvège. Ils avaient tous deux fait fortune, l’un en France, l’autre en Angleterre. Oscar Dahl s’était illustré dans l’incendie du Bazard de la Charité à Paris.

Tout de suite dans le bain

Il y avait deux activités à assurer, les réparations et les constructions. « Au début, j’en ai bavé. J’avais 30 ans et on ne me faisait pas de cadeau. Par chance, je suis allé en mer voir comment se passaient les marées à bord des bateaux et je n’avais pas le mal de mer. Du coup, les marins et les ouvriers m’ont respecté. Le tout premier bateau que j’ai vu en arrivant a été La Banche. Il était en cours de remise en service et un gars de la maison Rateau livrait du vin avec une charrette. Un bateau à vapeur était en finition, le Chanchardon. La vapeur a duré encore deux ou trois ans avec des bateaux de remplacement de la dernière guerre. Il a fallu tous les remettre en état, refaire les timoneries, remplacer des tôles et construire des bateaux neufs. »

Le programme de reconstruction

Pendant la guerre, le Comptoir de la reconstruction de la pêche avait étudié des bateaux en acier, en accord avec les ministères et les armateurs, des bateaux de plusieurs types différents suivant le genre de pêche. Un programme de bateaux normalisés avait été mis sur pied avec des types bien définis. Il y avait les 42 mètres Corporation qui faisaient 42 mètres de la flottaison à l’avant à la mèche du gouvernail (longueur entre perpendiculaires). En réalité, ils mesuraient environ 48 mètres hors tout. Il y avait aussi les 26-28 mètres et les 32 mètres. Les J 3 étaient des bateaux de 25 à 28 mètres, normalisés ou construits individuellement. Le terme J 3 faisait allusion aux jeunes gens qui traînaient dans les rues (en un autre temps, on aurait dit les zazous).

Les chalutiers pêchaient dans le golfe de Gascogne, sur la Grande Sole, à l’entrée de la Manche, en mer d’Irlande, sur les côtes d’Espagne (Cantabrique), au large du Portugal jusqu’au Cap Saint Vincent et même en mer du Nord.

« Sur les grands chalutiers à vapeur et à moteur, modernes, l’équipage était de 15 hommes. Il y avait un opérateur radio, un cuisinier… Dahl a été un promoteur de l’installation de la radio sur les chalutiers, d’abord en morse puis en phonie. Quand le bateau était en pêche, c’était tout le monde sur le pont, une vie intenable. Pendant 15 jours, les marins dormaient 10 minutes par ci, par là. Les armateurs avaient des règles pour la rémunération. C’était le paiement à la part, tant de parts pour l’armateur, le patron, l’équipage… Les patrons étaient des gens exceptionnels. Ils avaient leurs cartes de pêche secrètes. Les meilleurs patrons, les armateurs se les arrachaient à prix d'or. A Boulogne, ils étaient payés comme de grands artistes de cinéma. Vincent Jego a été un des derniers grands patrons. Il a commandé l’Antioche et le Chassiron. Joseph Camenen a été un autre grand patron.

Les armateurs pensaient que la manne durerait longtemps. Ils se sont mis à faire construire : « Vous avez tant de bateaux, il faut les renouveler tous les deux ou trois ans. » On ne pensait pas que le poisson finirait par manquer. Dahl avait aussi des bateaux en gérance qui venaient d’Arcachon, Les Pêcheries de l’Océan. Mais cet armement a périclité vers les années 55-60.

Un armement intégré, de la production à la commercialisation

70 ouvriers travaillaient à l’atelier Dahl au Gabut. Ils assuraient les réparations et la maintenance de 12 bateaux, et 4 ou 5 étaient en construction. L’armement avait aussi une activité de mareyage et des comptoirs dans toute la France, Les Pêcheries de l’Atlantique. Une "glacière" fournissait 120 tonnes de glace par jour. Le service de transport disposait de 30 camions pour les livraisons de glace, de charbon. Le poisson était débarqué par un transporteur automatique depuis le pont du bateau. L’entreprise avait aussi une scierie et une fabrique de caisses à poisson, un atelier de montage des chaluts. Toute l’activité était intégrée.

Juste après la guerre, les fonds n’avaient pas été pêchés depuis 6 ans. Le poisson était abondant et il n’était pas rare de ramener 15 tonnes de merlu d’un seul coup de chalut, et du gros merlu. Il n’y avait pas de merluchon à cette époque-là. Il arrivait que les bateaux reviennent avec 72 tonnes dans les cales, dont 50 tonnes de merlu, du merlu d’un mètre. A l'issue d'une marée qu'Emile Vinet avait accompagné le Chanchardon avait débarqué à l'Encan, à La Rochelle, 55 tonnes dont 30 tonnes de merlu.

Les quirats : des profits et des risques

« Les armateurs ont gagné beaucoup d’argent. Cela a incité des gens qui voulaient s’enrichir à investir dans la pêche grâce au système des quirats. Dans les armements quirataires, les gens s’engageaient sur leurs biens personnels. Ce système a permis de draguer des capitaux qui cherchaient à se camoufler après la guerre. L’armement Frédérique ramassait de l’argent pour créer des sociétés de pêche et promettait 24 % de dividendes exonérés d’impôts (En réalité, l’exonération ne fonctionnait que si les dividendes étaient réinvestis dans la pêche). Mais c’est une activité très aléatoire où les investisseurs paient leurs impôts comme tout le monde et où on n’est pas toujours sûr de récupérer ses billes. Frédérique s’est enfui au Mexique… »

Une fin de carrière chez Poyaud

« J’ai quitté l’armement Dahl en 1969 pour entrer chez Poyaud à Surgères. Pendant des années, j'avais acheté des moteurs Poyaud comme moteurs auxiliaires pour équiper des bateaux neufs ou en rééquiper d'anciens. 300 personnes travaillaient dans l’entreprise quand j'y suis rentré et 600 quand je l’ai quittée pour prendre ma retraite. Les moteurs s’appelaient Poyaud, du nom du constructeur initial de moteurs agricoles, mais le nom de l'entreprise était la Société alsacienne de construction mécanique (SACM). Des ingénieurs. avaient mis au point un type de moteurs modernes. La Société GROSSOL, du nom des deux ingénieurs Grosshaus et Ollier, les concevait. Les moteurs les plus puissants étaient étudiés par la SACM et ceux pour petits bateaux ou auxiliaires par la SSCM à Surgères »

Emile Vinet s’occupait, entre autres, du calcul des hélices. Les 42 mètres avaient une puissance insuffisante. Les moteurs à deux temps tournaient trop lentement et s’encrassaient. « On a recalculé les hélices pour tous les bateaux. On a fait tourner les moteurs plus vite, de 250 à 350 tours/minute. Ils sont passés de 750 à 950 chevaux et ensuite ils pêchaient mieux. »

(Rédigé par Emile Vinet, à partir d'un texte d'Yves Gaubert)

Version imprimable

Naufrage de l’Antioche

Récit d'André Lelay

On est parti en mer sur l’Antioche et on a fait naufrage… On a perdu quatre hommes… Le 9 juin 1979, dans la brume, un minéralier nous a abordés. Un patron hollandais avec des Maltais, des marins embarqués comme ça quoi, qu’ils ne payaient pas trop bien… Un bateau français abordé par un patron hollandais dans les eaux territoriales anglaises… ça a fait beaucoup de tracasseries. Ca a été dur. On a été recueilli par le bateau. Ça a été dur, oui ! Il y a eu des gars qui n’ont plus voulu naviguer. Moi, je suis reparti dans la même boîte, et quelques temps après on s’est retrouvé plusieurs gars du même équipage, de l’équipage de l’Antioche quoi. Ça c’était très, très, très triste.

Syndiquer le contenu

Récit

Quand je suis parti en retraite, j’allais faire toutes les grandes marées dans l’île de Ré aux huîtres avec un collègue. Après j’allais sur le quai pour donner un coup de main et remettre les chaluts en état. Il y en avait encore. Ils mettaient les chaluts...

Rejoignez-nous sur Facebook

Ville de la Rochelle Musée DRAC Poitou Charentes FAR Ami du musée