Fiche du témoin
Bertrand Chéret
Bertrand Chéret est un des piliers du développement de la plaisance à La Rochelle. Il est à l’origine du lancement des sports études, de la Semaine de La Rochelle et du Grand Pavois… Après avoir été journaliste, il s’installe à La Rochelle en 1965 pour crée la voilerie Tasker, avec Michel Briand. En 1968, il lance Chéret-Voiles, devenue la première voilerie d’Europe pour les voiles de compétition. Plusieurs fois champion de France, champion du Monde, quatre fois sélectionné pour les Jeux Olympiques. Il est auteur d’ouvrages techniques faisant autorité dans le domaine de la voile.
Bertrand Chéret par Yves Gaubert
Je suis né en 1937. A la fin de la guerre, j’avais 7 ans. J’ai découvert la voile à ce moment-là. Le premier bateau sur lequel j’ai navigué était un Chat, un petit quillard diffusé sur la Manche. Il appartenait à un Monsieur Vence ( ?). Il l’avait à Riva Bella qui allait faire partie des plages du Débarquement et dont la villa a été rasée. Il avait eu l’idée d’enterrer son bateau en apprenant que les Allemands entraient en Pologne. A la sortie de la guerre, la seule chose qu’il ait récupéré, c’est son bateau. Il l’a amené sur la Marne, à Meaux.
Mon club était tout proche de celui où Tonton Hervé a appris à naviguer. Pendant la guerre, il est parti à La Rochelle avec les plans du Caneton Brix, un bateau qui s’est formidablement développé à ce moment-là. Il y en a eu 800 de faits à peu près parce qu’on ne naviguait plus à la mer. On perçait les coques pour que les bateaux ne puissent pas naviguer. Les Rochelais naviguaient sur le canal de Marans.
Le premier championnat de France officiel de Caneton s’est fait en 46 à La Rochelle. La SRR avait commandé 10 bateaux à Tonton Hervé pour les jeunes du club. Hervé avait gagné le championnat.
Mon père était venu faire ce championnat et avait gardé un bon souvenir de La Rochelle. A l’époque, quand on faisait du double, c’était le Caneton, quand on faisait du solitaire, c’était le Sharpie. Le championnat junior allait jusqu’à 21 ans. Avec mon frère aîné (11 ans) et moi (9 ans), on a gagné le championnat junior. Mon père a demandé qu’on fasse les pleins airs en faisant de la voile. On naviguait tous les mercredis et le dimanche.
Quand je suis arrivé à La Rochelle, bien plus tard, ça m’a donné l’idée de lancer les sports études.
Après le Caneton Brix, on est passé au Caneton à restriction, car aucun bateau n’était construit de la même façon. Tous les ans, il sortait un bateau censé être plus rapide que celui de l’année d’avant. Pour les Half Ton, on s’est beaucoup inspiré de ce qu’on avait appris sur ces Caneton restriction. Ce Caneton a été remplacé par le 505 qui portait aussi le petit canard sur la voile au début.
Après je suis parti pour 27 mois en Algérie, mais juste avant en 56, j’avais été présélectionné pour les jeux de Melbourne. J’ai loupé les Jeux de 60 qui ont eu beaucoup d’importance politiquement puisque c’est le début de l’Eurovision.
De retour d’Algérie, fin 59, je suis devenu journaliste, à l’Auto Journal, pour tenir une rubrique sur la voile. Il y avait une épreuve à Kiel qui était une sorte de grand jamboree de la voile et avait l’avantage de rassembler tous les Scandinaves et les gens du Sud de l’Europe, la semaine de Kiel. Je trouvais que c’était dommage qu’on n’ait pas ça en France. J’en ai parlé à mon patron, André Costa. J’ai fait un tour de France. Les seuls gens enthousiastes, on les a trouvés à La Rochelle, avec Michel Briand et son épouse Jacqueline, Jacotte. On a lancé la Semaine de La Rochelle avec un club (la SRR) et la chambre de commerce. On a eu la chance de passionner Jean-Jacques André, vice-président d’Esso et la semaine de La Rochelle a été la première manifestation sponsorisée. Il a mis l’argent sur la table, ça nous a permis d’inviter 200 champions étrangers dès la première année.
Sur un coup de bluff, j’ai téléphoné à toutes les associations en leur disant, les autres y sont vous devez y être. En quinze jours, on a vidé les autres clubs pour ramener tout sur La Rochelle. La première a eu lieu en 64. Ça a été un succès fou. Il y avait 300 bateaux sur les quais dans le vieux port. On avait installé des rampes pour la mise à l’eau des bateaux, avec des échafaudages sur le grill de carénage. C’est devenu la première manifestation d’athlètes en France. Esso s’est retiré et a passé le relais à Total.
La Semaine a permis de relancer le projet du port des Minimes. On avait fait une salle de presse comme on en voit rarement. On avait cinq ronds pour les régates. Les retombées ont été mondiales. Ça se faisait en dehors de tout, au point que la FFV avait décidé de créer la semaine olympique de Hyères qu’on vient de récupérer.
Les gens qui ont organisé la semaine de La Rochelle avaient fait venir des plaisanciers à l’esprit compétitif qu’on a retrouvé ensuite dans les entreprises. Celles-ci se sont nourris de garçons qui étaient passés par le bataillon de Joinville. Le centre d’entraînement olympique avait été ramené sur place à La Rochelle grâce au dynamisme des Rochelais.
J’avais été sélectionné en 64 mais considéré comme trop jeune. A la semaine de Kiel, gagnée par Buffet, on était quatre français dans les cinq premiers. Mon équipier, Philippe Gravier, voyant qu’on ne courait pas, a sauté à la figure du sélectionneur. Il a fallu les séparer, l’affaire était entendue. Je suis parti là-bas comme entraîneur (le bateau qui permet d’étalonner le bateau sélectionné), ce qui m’a permis de faire un agréable séjour au Japon.
A Acapulco en 68, j’étais en Flying Dutchman avec Bruno Troublé.
J’étais partant pour une médaille. Le grand champion de l’époque, c’était Pattison Davis, intouchable, un Anglais. On était toujours les Poulidor, derrière lui. Sur place on a eu plusieurs petits malheurs. La première manche, le bateau devant indiquer la bouée s’était trompé. Une autre manche, j’ai attrapé la turista. Avec la troisième, on a fait sixième à trois points de la médaille. A Acapulco, à part celle de Colette Besson, la France n’a pas eu de médaille. Ce sont les Jeux les plus sympathiques qui se soient faits.
En 65 on a créé Tasker avec Michel Briand, société qui importait des voiles de l’Australien Rolly Tasker. J’étais persuadé qu’on pouvait faire mieux que ce qui existait. En 68, on a eu un différent avec Michel Briand. Lui avait des ambitions quantitatives et moi j’étais plutôt dans le qualitatif. C’était peu compatible dans la même entreprise. Lui était commercial, moi dans l’atelier, quand il m’imposait d’utiliser un mauvais tissu, ce n’était pas possible.
On s’est séparé et j’ai pu faire ce que je voulais et les deux entreprises ont très bien fonctionné. Tasker est devenue la première voilerie d’Europe et la mienne est devenue aussi première voilerie d’Europe mais dans deux secteurs très différents, Tasker de la voile de chantier, nous de la voile de compétition. En 68, je me suis marié, j’ai été aux Jeux et j’ai créé mon entreprise.
On a été sélectionné pour les Jeux de 72 à Kiel en Soling avec Bernard Drubay et Martin. On était troisièmes et j’ai eu une intoxication qui m’a cloué au lit pendant près de quinze jours. J’ai eu un remède de cheval qui a failli me tuer. A l’époque, entre le fortifiant et le doping, on ne savait pas où était la frontière. Le bateau a fait quatrième. Je n’ai fait que la moitié des manches. Papy Sence était aussi sélectionné à Kiel. Michel Briand était à Acapulco avec Pierre Blanchard et Rieupeyrout.
Pour les Jeux de 76, ce n’était pas possible, parce que c’était juste après la crise. Le choc pétrolier de 73 a été dramatique sur La Rochelle. En 74 on a perdu 40 % du chiffre d’affaires. Il y avait un esprit de compétition très vif dans l’industrie nautique à l’époque. Caillon et Mallard étaient les deux seuls Rochelais, les autres sont des importés. J’ai fait venir Harlé, Berret. Tous ces gens-là sont venus à cause de la Semaine de La Rochelle.
J’ai installé ma voilerie rue de Tunis, là où habite maintenant Patrick Schnepp. Après, il y a eu Harlé. Puis on s’est installé à Périgny ave Dufour, Mallard, Amel.
La plaisance est venue combler ce que la pêche perdait. Quand je suis arrivé à La Rochelle, c’était le commencement de la fin pour la pêche. La ressource s’est vidée complètement. En quelques années, ça a été terrible.
Je travaillais dans la journée et je ne pouvais m’entraîner qu’après le travail. On sortait à la nuit tombante et les pêcheurs quand ils rentraient, ils disaient : ils sont fous ces gars-là. J’étais considéré comme un professionnel parce que je travaillais dans la plaisance, mais j’étais plus amateur que les amateurs qui, eux, ne faisaient que ça, pris en charge complètement par la fédération.
Sur La Rochelle, le choc pétrolier a été terrible. Le chômage était autour de 20 %, parce que la plaisance était trop jeune. Les entreprises n’avaient pas de trésorerie. Il aurait fallu 3 à 4 ans de plus pour que les entreprises soient bien assises. Dans notre voilerie, on a mis longtemps à se remettre. Mallard ne s’en est pas remis, Tasker non plus. Il faisait les chantiers, il a été tout de suite touché. Dufour a périclité. En 76, il y a eu des grèves terribles à La Rochelle.
Les politiques n’ont pas su gérer. La pêche, c’était la clientèle de Michel Crépeau.
Le Grand Pavois créé en 73 a eu un succès auquel on ne s’attendait pas. Et le port des Minimes a été très vite plein, 3 à 4 ans après. Il y a un parallélisme avec ce qui se passe maintenant.
J’ai été sélectionné pour les Jeux de Moscou, mais on a fait le boycott en 80. J’étais furieux, c’était une décision politique maladroite. Si on veut qu’un pays s’ouvre, ce n’est pas en le mettant à l’index. Ça a été ma dernière sélection. Après il y a eu la grande période des Ton Cups.
Le dynamisme créé à La Rochelle a fait venir des architectes, Berret, Joubert, Harlé, Andrieu, tous ces gars-là sont arrivés à cette époque-là.
La SRR a lancé en plus de la One Ton Cup, les Quarter Ton, Half Ton et Mini Ton. C’était très stimulant pour les architectes locaux. Tous les ans se créaient des nouveaux bateaux.
Le 505, son architecte l’avait imaginé en bois moulé. La première série a été construite chez Hervé, du n° 2 à 11. Ça a été une chance pour La Rochelle, parce qu’on passe facilement du bois lamellé à fabriquer des moules en plastique. Ce savoir faire a aidé à passer facilement au composite. Quand je suis arrivé à La Rochelle, le Sylphe sortait, ce fut une révolution dans sa conception. On passait des soirées à Périgny dans un Arpège en carton, à l’échelle 1. On s’installait à l’intérieur pour voir si les volumes nous convenaient. C’était une période formidable, on passait des journées invraisemblables. On était passionnés pour tout, on passait d’un chantier à l’autre.
Quand les Ton Cup sont arrivées on a imposé des gréements fractionnés, souples parce qu’on était de formation du dériveur. Ça ne se faisait pas du tout en quillard. Ce sont nos théories qui se sont imposées. La Rochelle a confirmé là son statut de capitale de la plaisance. On est revenu ensuite sur les séries. Refaire des bateaux tous les ans, c’est devenu plus cher. Les Figaro se couraient sur des Half Ton, c’était la chance de l’architecture rochelaise.
Dans ma profession, on a été très novateur, on était en avance sur tout le monde parce que j’avais la chance de beaucoup voyager, de visiter beaucoup de voileries. Etant autodidacte en aérodynamisme, je m’y suis mis à fond au point d’enseigner la mécanique des fluides à l’école d’architecture de Nantes, section navale, par la suite. Mon seul mérite était d’être curieux et d’aimer ça.
On allait à l’Ensma faire des essais en soufflerie. Maintenant on ne pourrait plus le financer. Ça permettait d’élaguer ce qui ne va pas et de chiffrer des effets. Si on ne peut pas visionner l’écoulement, on n’apprend rien. Avec des fumigènes, on voyait la transformation de l’écoulement et on voyait les phénomènes, celui-là est favorable, celui-là ne l’est pas. On a révolutionné les formes des voiles, presqu’à l’envers de ce qui se faisait avant.
Z Spars, Fountaine sont venus à La Rochelle parce qu’il y avait ces innovations. Ces gens-là, c’est moi qui les ait amenés.
C’était la grande époque du dériveur, on arrivait à faire 300 voiles d’un type de bateau dans l’année. Une année, on a fait près de 1 000 voiles de 420. Ça permettait l’hiver de faire des essais comparatifs. On y passait quinze jours au moment des fêtes. Maintenant les essais comparatifs dans la journée faits par les revues nautiques, c’est pipo. Ils sont coincés par la publicité, à cette époque, on s’en moquait.
Jean Merrien avait dessiné le Petit Diable, un très mauvais bateau, on avait titré « Un infirme sans béquilles », c’était un biquille. Il nous a fait un procès, on l’a gagné.
J’ai continué la voilerie jusqu’en 88. On a eu un vol de toute la matière première d’une année. Deux camions sont venus vider l’entreprise un week end où j’étais en Angleterre. L’assurance n’a pas suivi. J’ai vendu l’entreprise à cette époque-là.
En même temps, la voile à La Rochelle a été concurrencée par les autres ports, Brest, Lorient, etc. On continue à agacer, quand on va gagner en Bretagne, ça leur fait pas plaisir.
Le gros handicap à La Rochelle, c’est le tirant d’eau. On ne peut pas attirer les gros bateaux. Il aurait fallu dérocher là où se trouvent les bouées de sortie. Il y a un seuil à passer. La Rochelle vit sur un passé.
Je navigue maintenant sur un Surprise. J’ai encore gagné le championnat de France, cette année.
J’aime les mélanges et pas les cloisonnements. Un moment à la voilerie, on collaborait avec le CNES. On travaillait avec des tissus qu’on était les seuls à avoir, ceux de Brochier Espace, pour les premiers kevlars. On leur faisait tous leurs essais à La Rochelle. On aurait pu être leader là-dedans.
A propos du musée maritime : Pour qu’un musée soit vivant, il faut qu’il soit didactique, interactif. On pourrait expliquer aux gens comment remonte un bateau au vent, comment naissent les tornades. Au Palais de la Découverte, on manipule et ça passionne les gens.
Les gars qui sortent de Centrale, ils connaissent les équations de Bernoulli, ils ne savent pas à quoi ça sert. Avec mes petits appareils, on pourrait leur montrer.