Fiche du témoin

Lucien Joubert

Lucien Joubert vient d’une famille de paysans de l’Ile de Ré. Tout petit, il avait décidé : il serait marin ! Après des débuts à la pêche sur l’île de Ré et son service militaire, il embarque le 15 mai 1949 sur un chalutier à vapeur, l’Isole. Dans ses récits « Vie de marin, vie de chien » dont nous publions des extraits, il décrit avec réalisme et justesse  les conditions de travail à bord. Toujours passionné par la mer, il est un des spécialiste des écluses à poissons  et continue à faire des recherches et à écrire.

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Histoire d’un accident en mer et de ses conséquences

Un récit de Lucien Joubert

J’ai embarqué sur les Deux Pigeons de l’armement Gaury le lendemain de Noël cinquante-trois. Le navire appareillait à seize heures et, sans faire mes courses, je suis revenu chercher mon panier. Jeannette n’a pas apprécié ce départ précipité ! Elle espérait bien me voir passer le premier janvier à la maison ! Mais, je ne pouvais pas refuser cet embarquement. Le bateau avait une très bonne réputation, le patron qui en prenait le commandement était jeune, et, on le disait plein d’ambition.

Au départ, le radio qui était ivre, est tombé à l’eau en embarquant…Ca commençait bien ! Heureusement que l’équipage était présent sinon il y aurait sans doute laissé la vie. Il fallut prendre un palan et qu’un homme se mette à l’eau pour l’élinguer et le hisser à bord. Les premiers jours alternèrent entre les tempêtes et le mauvais temps. Un coup de chalut par-ci par-là, entre deux coups de vent… la marée commençait mal ! Un matin, j’étais de quart. J’avais un mal fou aux mains :  crevasses, petite écorchures, faisaient parties du quotidien du marin. J’ai profité de ce moment tranquille pour me faire un bain désinfectant à base d’eau de javel dans lequel je plongeais mes mains puis j’ai passé une pommade adoucissante que j’avais dans mon sac. La pharmacie du bord n’était pas des plus complètes comme à bord de tous les bateaux.

Au premier coup de chalut, quand nous avons viré, mes mains me faisaient toujours mal. Mon poste était à la ferme avant et j’avais la responsabilité du cul de chalut. C’est un poste sérieux, le résultat de la pêche dépend en partie de la manière dont le cul est bouclé. Il s’agit d’un nœud très spécifique, qui doit être très serré et se défaire facilement. Au moment de boucler le cul pour mettre  en pêche, j’eus de la peine à le faire tellement j’avais mal aux mains. A midi, en prenant à nouveau le quart, j’en parlais au patron, qui ne s’est pas ému plus que ça et m’a dit simplement « Tu n’as qu’à demander à ton collègue de le faire à ta place ». Je ne m’émotionnais pas trop.  J’avais mal mais c’était supportable. Ce qui m’inquiétait le plus, c’est que je n’avais plus de force dans la main. En prenant le quart à l’heure du déjeuner, je remplaçais le patron. Pendant son absence, je me suis évanoui. C’est mon remplaçant qui m’a trouvé à terre et qui a appelé le patron.

Quand je suis revenu à moi, j’ai ressenti une immense douleur dans la main droite qui commençait à enfler. On m’a envoyé me coucher et on a continué la marée. Cette douleur était due à une piqûre que je m’étais faite avec un coquillage qui s’était planté dans mon index en enlevant les déchets qui se trouvaient dans le cul au moment de le boucler. Je n’y avait pas porté attention. L’infection a commencé dix jours plus tard. Nous étions le jeudi et le bateau devait rentrer au port le dimanche soir. Le vendredi matin, j’avais mal à hurler. Ne pouvant me lever, j’ai fait demander au patron de me rapatrier. Dès que j’étais debout, j’étais pris de vertiges. Malgré mes demandes répétées, le patron ne s’est même pas déplacé pour voir ce qui n’allait pas.

La marée a continué. J’avais d’atroces douleurs. Ma main était très enflée mais elle avait toujours sa couleur normale. Enfin, le dimanche matin, le onze janvier, faute de gas-oil, nous faisons route La Rochelle et arrivons sur rade à treize heures. Je lui fais demander de m’envoyer à La Pallice, pas de réponse.  Nous rentrons à dix-neuf heures. Même si les communications étaient moins faciles qu’aujourd’hui, le patron aurait pu quand même demander une ambulance et prendre rendez-vous avec un docteur…Mais non, rien ! Le plus fort, c’est que, quand nous avons accosté, un matelot, dit « le Nantais » voulut débarquer aux portes d’entrée du bassin pour m’accompagner. Le patron l’a engueulé et lui a ordonné de rester à bord pour la manœuvre. Le Nantais l’a envoyé promener et m’a amené chez le médecin le plus proche. Celui-ci était absent, parti à la chasse. Son épouse, très gentille, nous fit attendre dans le salon. Quand le médecin est arrivé, il a poussé un hurlement en apercevant ma main. Il a téléphoné  à un chirurgien de la clinique des Parcs, m’a mis dans sa voiture et m’a conduit à la clinique. Le chirurgien était déjà en blouse blanche. Le médecin m’a fait la piqûre d’anesthésie et je me suis endormi. Je n’ai repris conscience que le lendemain matin, avec une terrible douleur dans tout le bras, un pansement énorme et du sang partout ! Je m’étais terriblement débattu pendant mon sommeil. Les copains sont venus me voir mais jamais le patron n’a pris de mes nouvelles ! Il n’avait même pas prévenu mon épouse. C’est moi qui ai téléphoné dans l’après-midi de chez Gaston Lefort, le charcutier qui se trouvait à proximité de chez mes parents afin que la commission lui soit faite. Je suis sûr qu’elle devait se demander ou j’étais car j’aurais dû être rentré depuis un moment.

J’ai souffert énormément de cet accident. Au bout de trois semaines, il a fallu m’amputer de l’index droit, décomposé, le tendon rompu par l’infection. J’ai passé quarante cinq jours en clinique, et suis resté à l’assurance plus de trois  mois. Quand je suis entré en clinique, personne à bord ne s’est préoccupé ni de mes affaires, ni de ma godaille. Aucun n’a cherché à prévenir mon épouse. Mes affaires personnelles repartirent en mer avec le bateau.

Avec les enfants en très bas âge, Jeannette ne pouvait se déplacer comme elle l’aurait voulu. Aujourd’hui, avec les transports modernes, c’est facile !  A cette époque, il y avait un car le matin, à midi et le soir, le bac. Les cars de la ville qui vous laissaient Place d’Armes ne prenaient pas les poussettes. Elle venait me voir une fois par semaine, le jeudi, profitant de la journée de vacances de ma petite sœur Danièle qui gardait les enfants. Une seule fois, elle a emmené Gérard avec elle. Je me demande comment elle a fait pour se rendre à la clinique, sans poussette, alors qu’il commençait tout juste à marcher ! Je vois encore ce petit bonhomme rentrer dans la chambre, voir un papa qu’il n’avait pas vu depuis plus d’un mois…Il paraissait un peu perdu, d’autant plus que sa maman l’a poussé devant elle pour me faire la surprise. Il se demandait où il atterrissait, ça se voyait sur son visage.

Je suis sorti de cette clinique vraiment marqué. Longtemps, ma main m’a fait souffrir.  J’ai craint à un moment de ne plus pouvoir naviguer. Aussitôt guéri, je suis allé voir l’Administrateur. Il voulait que je porte plainte pour non-assistance à personne en danger. Ce patron était jeune, je voulais lui donner une bonne leçon pas lui briser son avenir. Si la plainte était suivie, il risquait de perdre son droit de commandement, sans compter les condamnations pénales… J’ai refusé, mais j’ai demandé à l’administrateur de lui faire la leçon. Je sais qu’il a été convoqué à la marine. Je n’ai jamais su ce qui a été dit. Par contre, ce que j’ai su beaucoup plus tard, c’est que j’étais le troisième qu’il traitait comme cela, dont un cuisinier qui, par la chute d’une gamelle, eut tout le dos brûlé. Lui aussi, il ne l’a pas ramené à terre. Si j’avais su cela, nul doute que j’aurais porté plainte et avec ces témoins, il aurait payé très durement, mais je le su trop tard.

Naturellement, je ne retournais pas à bord. Je suis entré en contact avec l’armement Gaury qui gérait ce bateau. Je fus mis à la porte par le capitaine d’armement. Ils avaient autre chose à faire que de s’occuper des matelots qui passaient chez eux. Le matelot, pour beaucoup de ces armateurs, n’était qu’un pion que l’on prenait ou rejetait selon les besoins. Il me faudra attendre les années cinquante-six pour trouver un armateur soucieux du bien être de ses équipages.

Conséquences de cet accident

Dès les premiers jours de navigation, sitôt ma reprise de travail, j’ai souffert énormément. Je me cognais souvent et, à chaque fois, c’était terrible ! A la fin de la marée, j’ai consulté mon docteur qui m’a recommandé un manchon de protection. Je suis allé voir un orthopédiste qui m’a confectionné un gantelet en cuir repoussé. Le service de santé m’a pris en charge et m’a acccordé un gantelet par an à vie. Ce n’était pas idéal. C’était extrèmement gênant pour travailler, surtout au chalut. Je perdais beaucoup de temps. J’ai fini au bout de quelques mois par trouver des gants en peau de cheval cousu. Ils ne duraient pas longtemps, une ou deux marées, mais pour le travail, c’était mieux,. Par contre, je ne pouvais m’en servir pour pousser l’aiguille.

Je fus un des premiers à travailler avec des gants. Mes premiers gants étaient rouges, d’où le surnom qui me fut attribué « goupil les mains rouges ». Au début des années soixante, l’usage des gants se répandit rapidement, surtout avec l’arrivée des gants en plastique. Aujourd’hui, il n’est plus pensable de voir un matelot travailler sans gants, surtout sur les câbles d’acier, cela fait partie de la sécurité moderne et utile.

Lucien Joubert

 

 

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