Fiche du témoin

Lucien Joubert

Lucien Joubert vient d’une famille de paysans de l’Ile de Ré. Tout petit, il avait décidé : il serait marin ! Après des débuts à la pêche sur l’île de Ré et son service militaire, il embarque le 15 mai 1949 sur un chalutier à vapeur, l’Isole. Dans ses récits « Vie de marin, vie de chien » dont nous publions des extraits, il décrit avec réalisme et justesse  les conditions de travail à bord. Toujours passionné par la mer, il est un des spécialiste des écluses à poissons  et continue à faire des recherches et à écrire.

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Trop saoul pour barrer debout, un récit de Lucien Joubert

J’ai connu un patron, homme de l’ancienne école qui avait fait une bonne partie de sa carrière sur les côtes espagnoles. Il connaissait bien son métier, mais avait un énorme penchant pour la bouteille… Pour une marée, c’était quarante à cinquante litres de vin, l’apéritif, l’eau de Cologne, l’élixir parégorique de la pharmacie… tous les alcools étaient bons à boire ! Quand il buvait de l’eau, l’équipage se réjouissait : la marée allait être bonne ! Insolent, brutal, quand il était ivre… Il était gentil et très indulgent lorsqu’il était à jeun. Ivre, il mettait en pêche sans vraiment savoir où il était. Cela occasionnait de graves avaries aux chaluts qu’il fallait réparer. Je l’ai vu mettre en pêche à genoux à la barre, trop ivre pour se tenir debout, je l’ai vu aussi couper entre deux chalutiers espagnols, alors que l’on savait qu’ils travaillaient par paire…salut les dégâts !

Une autre fois, pour dépanner d’un kilo de beurre un autre chalutier, il a si bien manœuvré que l’on a mis un coup de cul au collègue et que les deux arrières des navires furent fortement endommagés…

La dernière marée que je fis avec lui, il était comme toujours sous l’emprise de l’alcool. Nous avions étalé (crocheté au fond)…Et, impossible de défaire la manille du panneau avant ! Pourtant, je n’étais pas un freluquet, et je pouvais même passer pour un bel athlète ! Le patron se mit à hurler, à nous insulter : « bandes de feignants, bons à rien, enculés.. ». Mon sang ne fit qu’un tour et la clef que j’avais à la main s’est envolée et a traversé la vitre qu’il avait relevée en vitesse pour se protéger. La clef atterrit dans le sondeur qui fut littéralement fusillé… J’avais été presqu’aussi vite que la clef et quand je suis arrivé à la passerelle, je l’ai soulevé par le col et lui ai demandé de répéter ce qu’il venait de dire. Il s’est excusé, a bafouillé mais ne s’est pas révolté. Je lui ai annoncé qu’à l’arrivée, je débarquerais, il en était tout surpris ! Résultat de cet incident, nous sommes allés à La Corogne en Espagne pendant deux jours pour faire réparer le sondeur. Nous y avons découvert toute la misère espagnole de l’époque, dans années cinquante.

Comme prévu, et, à sa grande stupéfaction, j’ai débarqué à l’arrivée. Une ou deux marées plus tard, son bateau s’est échoué en rentrant à la Rochelle. Il avait voulu passer en dedans Chauveau… Il est resté plusieurs jours sur les roches en attendant que la marée soit assez forte pour qu’il puisse être tiré de cette fâcheuse position…

Photo : Michel Faivre

 

 

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